mercredi 3 juillet 2019

Tansubiraki

Tansubiraki : le fait de sortir et regarder le contenu d’une commode à kimono, ou de le montrer à autrui 
(de « tansu » : commode et « hiraki »: ouvrir). 





Vendredi, pendant qu’on boit un verre au resto après le travail, mon amoureux me fait part de l’invitation de sa mère: « dimanche, si tu veux, elle te montrera le kimono de grand-maman et après on ira tous ensemble au resto ».
Malgré la fatigue de ma semaine, une étincelle surgit dans mes yeux, que Tetsu n’a pas ratée: « Bon, tu as l’air contente, je dis oui à ma mère alors ».

En vérité, ça fait quelques années que j’essaie de voir le ou les fameux kimono que la grand-mère paternelle de Tetsuo teignait à la main, chez eux, comme passe-temps. Tetsu se rappelle que dans sa jeunesse, il n’aimait pas les vendredis parce que c’était le jour ou obaachan (*grand-maman) teignait et qu’elle étalait le tissu dans la cour. Apparemment ça puait, et les enfants trouvaient que la colle de riz pour les pochoirs ressemblait, disons pour être polie, à du beurre d’arachide.
« Attends, ta grand-mère utilisait de la colle de riz?!? Mais elle devait faire des teintures avec des motifs, alors! Et ça, c’est vraiment pas facile! »
Et Tetsu de répondre: « Je suis content que ça t’intéresse et que ça t’impressionne. Du temps qu’elle était vivante, personne ne comprenait son intérêt pour la teinture et pour les kimono. Elle doit être heureuse, là ou elle est maintenant, de savoir que sa belle-fille aime ça».


Il y a un an environ, Tetsu a indiqué à sa mère plus directement que j’aimerais voir les kimono teints par obaasan. Ma belle-mère a dit qu’elle les chercherait, mais à vrai dire, après quelques mois sans nouvelles à ce sujet, j’ai imaginé que les kimono étaient probablement perdus. Un jour, elle me montre une photo de famille datée à peu près de l’année de ma naissance, dans laquelle elle-même et la petite soeur de mon mari portent de magnifiques kimono. « Les kimono sont ceux faits par obaasan », me dit-elle. 
Je sursaute: « ce sont des kimono en bingata! ».
« Ah oui, oui, c’est ce qu’elle faisait. »
Je laisse les intéressés suivre le lien en bas de page pour comprendre le bingata**; pour les autres, il suffit de savoir que c’est une technique de teinture complexe et très recherchée par les dames élégantes.


Retour au présent…
Malgré tout, j’étais un peu d’humeur maussade cette fin de semaine, je n’avais pas d’énergie et je me sentais particulièrement complexée par mon niveau de japonais suite à des évènements récents. Quand mon amoureux me dit qu’on va rester chez ses parents deux heures avant d’aller au resto, je fais: « ah. Deux heures c’est quand même trop, pour regarder un kimono…
-Non, il y a en a plus qu’un.
-Aaaaaaaah, d’accord! »
Situation surement très familière pour tous ceux qui communiquent en japonais, vu l’absence de forme plurielle dans cette langue…

On s’est donc rendus, et quand ma belle-mère a fait glisser la porte de l’ancienne chambre de obaasan, une surprise m’attendait, puisque des kimono, il y en avait deux piles qui m’arrivaient chacune en haut des genoux.
« J’ai pensé te montrer tous les kimono qui appartenaient à obaasan et tous les miens… »
Me voilà donc, dans ma première experience de tansubiraki.
Je me suis agenouillée et avec ma belle-mère, nous nous sommes inclinées devant la photographie d’obasaan et l’avons remerciée.

La plupart des kimono étaient dans leur tatoushi (enveloppe de rangement en papier), qu’il fallait ouvrir soigneusement pour découvrir le contenu. Tetsu s’est assis derrière moi « Voyons, maman, je savais pas qu’il y en avait autant! Toi qui aime même pas les kimono! »
Ma belle-mère: « C’est pas que j’aime pas les kimono, c’est que… c’est compliqué à porter. J’avais pas souvenir qu’il y en avait tant, non plus! »

Le tansubiraki est une expérience assez spéciale, car une personne vous présente des objets avec lesquels elle a un lien très intime: non seulement ce sont ses vêtements, mais ce sont des vêtements passés de mère en fille, offerts en cadeaux, choisis soigneusement selon l’âge, les saisons, les évènements, etc. Ce sont des objets qui en disent long sur les goûts d’une personne et sur comment elle souhaite être perçue, ainsi que son mode de vie et ses activités.

Dans la « collection » de obaasan, il n’y avait pas seulement les pièces qu’elle a fabriquées elle-même et qui sont absolument magnifiques (un vrai travail d’artisan), mais aussi les pièces qu’elle a emmené avec elle quand elle a emménagé avec son fils et sa bru. La plupart sont des kimono peu colorés mais de bon goût: obaasan était, selon ce que Tetsu me raconte souvent, une femme sévère et exigeante. Je ne suis pas surprise qu’il n’y ait pas de fantaisie au niveau des couleurs, dans sa garde-robe. Par contre, deux kimono teints ont des motifs qui attirent mon attention: des branches de cèdres (sur un kimono de type kurotomesode*) et un motif de petits troncs d’arbres (sur un komon*). Ce ne sont pas des motifs communs, et pour moi il y a comme une énigme, là. Je suis tirée de ma rêverie par Tetsu qui commente: « la moitié, ce sont des manteaux de kimono! 
(belle-mère): Ben oui! À son époque, les gens portaient leur kimono beau temps, mauvais temps, et puis en hiver! Fallait bien se couvrir! »
Il y a beaucoup de kimono funéraires dans la collection d’obaasan. Elle a dû dire adieu à beaucoup de gens.


La collection de kimono de ma belle-mère est intéressante, aussi. Après en avoir regardés quelques uns, Tetsu se lance dans un de ses passes-temps favoris, taquiner sa mère:
« Hé, wow! Je savais pas que tu aimais le rouge tant que ça, m’man! Pas besoin de feu de circulation quand tu portes ça…
-Ce sont mes kimono de jeune femme, imbécile! »

Quelques-uns des kimonos sont faits par obaasan, dont un magnifique kurotomesode avec des grues stylisées en style bingata. Tout de suite après, un autre magnifique kurotomesode avec un motif de shishi (lion mythologique) brodé en fils métalliques, avec des détails très fins. Ma belle-mère explique: « Ma mère a fait faire celui-ci pour moi quand je me suis mariée, avec les insignes de la famille de mon mari. En même temps, obaasan a fabriqué celui que tu viens de voir et me l’a offert. Je n’ai jamais porté celui offert par ma mère… »

Un autre highlight de la collection est un kimono très ancien, en soie rouge avec des grandes chrysanthèmes teintes. Ma belle-mère ne sait pas d’ou il vient et elle ne semble y attacher aucun souvenir. Pour presque tous les autres kimono, elle se rappelle ou et quand elle les a portés. Pour ceux de obaasan, elle se rappelle généralement clairement si oui ou non elle l’a vue le porter (celle-ci est morte il y a 10 ans).

Ma belle-mère m’a offert un yukata teint par obaasan, ainsi qu’une ombrelle teinte par celle-ci. Ces deux objets sont superbes et je les refuse plusieurs fois avant de les accepter, en regardant Tetsu du coin de l’oeil: si je pouvais, je prendrais tout, mais je ne sais pas s’il est acceptable pour moi de recevoir un trésor familial.
« Voyons! Ma mère est contente de te les offrir, surtout que personne d’autre que toi dans la famille n’aime les kimono. Je sais que grand-maman est contente, là ou elle se trouve. »



Ombrelle teinte par obaasan

Yukata teint par obaasan



+++++
Notes:

Kurotomesode: kimono entièrement noir sauf un motif au bas et les insignes familiales.

Komon: kimono à petits motifs répétés, pouvant être porté comme vêtement de tous les jours.

Pour lire des histoires de tansubiraki et voir les photos qui les accompagnent, le projet The Kimono Closet: https://kimonocloset.com