vendredi 8 avril 2011

Journaux intimes (nikki)

Je lis présentement un ouvrage dans lequel sont compilées quatre leçons* données par Donald Keene, un éminent spécialiste de la culture japonaise, à l'Institut des Hautes Études Japonaises du Collège de France. Le sujet abordé est celui des nikki, les journaux intimes japonais et leur rôle dans la littérature japonaise, ou plutôt, comme littérature japonaise.

Donald Keene décrit l'évolution de ce genre littéraire avec une grande richesse (détails et comparaisons abondent), sans jamais perdre l'intérêt du lecteur, qui se trouve passionné à nouveau par des grandes oeuvres si souvent citées (le Genji Monogatari, les voyages de Bashô) qu'elles nous paraissaient parfois malheureusement plus "scolaires" que sensibles.

Un passage du texte m'a particulièrement fasciné... Je le recopie ici pour mes lecteurs:

Ma première expérience des journaux japonais date de ces années de guerre. J'avais reçu une formation de traducteur-interprète de japonais dans une école de la marine américaine, et je fus envoyé en 1943 à Hawaï, où se trouvait un centre pour la traduction des documents japonais. Au début, j'entretenais l'espoir de pouvoir traduire un jour un document qui puisse servir à hâter la fin de la guerre, ne serait-ce que de quelques minutes, mais les textes que je traitais étaient sans aucun intérêt et il m'était devenu impossible d'imaginer que mes traductions puissent contribuer à la victoire. Un jour, je remarquai dans un coin du bureau où je travaillais une grande caisse qui répandait une odeur désagréable. Si je n'avais pas été si ennuyé par les documents que je traduisais, je n'aurais pas ressenti la tentation d'en examiner le contenu. Or j'y découvris des journaux et des lettres trouvés sur les cadavres des soldats japonais. L'odeur désagréable provenait du sang séché. Tout doucement, avec précaution, je cherchai des journaux qui ne soient pas tâchés de sang, que je commençai à lire.

Un journal typique commençait par une description de la routine quotidienne du soldat: "6 heures: réveil. 6 heures et quart: fait ma toilette. 6 heures et demi: petit-déjeuner, etc." Le texte devenait un peu plus intéressant quand le soldat et ses camarades s'embarquaient sur un navire de guerre en direction du Pacifique-Sud. Malgré tout, le langage consistait souvent en clichés tirés des informations officielles, comme si l'auteur du journal se figurait dans le rôle d'un vaillant guerrier. Mais à mesure que je tournais les pages, je commençais à percevoir un changement dans le ton, et l'écriture elle-même devenait de plus en plus difficile à déchiffrer, surtout quand l'auteur était séparé de sa compagnie et avait faim, ou quand il souffrait du paludisme ou d'une blessure. Même quand le journal ne possédait aucun intérêt militaire, je le lisais souvent jusqu'au bout. Les premiers Japonais que j'ai connus intimement étaient les auteurs de ces journaux, qui (supposé-je) me révélaient dans les dernières pages des pensées qu'ils n'avaient jamais communiquées, même à leurs familles ; mais ils étaient tous morts quand j'ai fait leur connaissance. Ces journaux m'attiraient en dépit de la crudité du langage, parce qu'ils me permettaient des rencontres avec des êtres humains qui m'étaient normalement inaccessibles. Les derniers jours des auteurs de ces journaux étaient eux-mêmes si émouvants que leur style n'avait aucune importance.

Bien entendu, je savais très bien, avant même de lire ces journaux de soldats, que tous les êtres humains partagent les mêmes émotions, mais pendant une guerre l'ennemi devient mystérieux, et ce principe s'appliquait particulièrement aux Japonais qui, selon notre propagande, étaient excités par le culte fanatique de l'empereur. Je fus stupéfait de découvrir que le soldat japonais qui, au commencement de son journal, ne semblait capable que d'exprimer les sentiments autorisés par le gouvernement et qui déclarait de bon cœur qu'il n'espérait point rentrer vivant, était en réalité en proie à une peur presque incessante, qu'il pensait à sa famille plutôt qu'à l'empereur et qu'il désirait ardemment être le plus tôt possible de retour chez lui, au Japon. La découverte d'êtres dans leur nudité, partageant les traits communs de tout le reste de l'humanité, est l'un des plus grands plaisirs que me procura la lecture des journaux japonais. (pp.15-17)

Keene, Donald. Les journaux intimes dans la littérature japonaise. Travaux et conférences de l'Institut des hautes Études Japonaises du Collège de France. De Boccard presses, Paris. 2003. 90pp.




*Je ne suis pas vraiment familière avec le terme dans un tel contexte... s'agirait-il de ce qu'on appelle souvent des "classes de maître" au Québec?

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